À 63 ans, l’ancienne députée genevoise évoque son enfance détruite dans la nouvelle série de la RTS, «Sacha», un thriller inspiré de son parcours.
Le silence, elle l’avait brisé une première fois dans «Le soleil au bout de la nuit», paru en 1998. Alors députée au Grand Conseil genevois, Nicole Castioni y révélait les abus sexuels subis durant l’enfance et ses années de prostitution forcée à Paris. Aujourd’hui, l’ancienne juge-assesseur reprend la parole à travers la série qu’elle a coécrite, «Sacha», librement inspirée de sa vie. Pour la première fois, elle parvient à mettre un mot sur son enfance massacrée: inceste. Et dénonce ceux qui ont détruit sa vie. Coproduite par la RTS avec Rita Productions et Arte, «Sacha» (avec Sophie Broustal, Vanille Lehmann, Thibaut Evrard et Michel Voïta) est à découvrir dès le 10 novembre sur Play Suisse et les 11, 18 et 25 novembre sur RTS 1.
Paris Match Suisse. Dans «Sacha», vous dévoilez l’inceste que vous avez enduré de 5 à 10 ans. Qu’est-ce qui a libéré cette parole?
Nicole Castioni. Une psychothérapie, commencée il y a dix ans. Le système psychique est redoutable: je savais que j’avais été abusée, mais je n’arrivais pas à remettre tout ça en place. C’est venu petit à petit. C’était très violent. Auparavant, j’étais dans le déni. Ma première thérapie avait été d’écrire «Le soleil au bout de la nuit» sur mon passé de prostituée. Mais le vrai drame de ma vie, ce n’était pas la prostitution, c’était l’inceste. J’ai une haine totale pour ceux qui m’ont fait subir cela..
Vous dites que vos parents étaient au courant?
Ils l’étaient forcément. Je me souviens que ma mère avait changé mes draps sans demander pourquoi ils étaient tachés de sang. Quand on pénètre un enfant, il saigne. Se retrouver avec un sexe dans la bouche à 5 ans, des doigts dans le vagin, ce n’est pas «jouer au docteur». J’étais leur objet sexuel. Ne rien voir pendant des années, c’est impossible.
Dans «Sacha», vous jouez le rôle de votre mère justement. Pourquoi?
La réalisatrice Léa Fazer trouvait intéressant que j’aie aussi un rôle. Mais quand elle m’a proposé celui-ci, j’ai eu les larmes aux yeux. Après des jours de réflexion, j’ai accepté, mais j’ai souhaité réécrire mes scènes afin qu’elles soient au plus près de ce que j’ai vécu.
Le pardon est-il possible?
Non, jamais. Je vis avec ces blessures 24h/24. Même si je ne reste pas recroquevillée toute la journée à y penser, c’est en moi. J’ai eu des dépressions effroyables, des pensées suicidaires fréquentes. Je me vois mal arrêter mes deux séances de thérapie hebdomadaires. Les Américains qualifient les gens traumatisés par l’inceste de «survivants» et non de «victimes». Ce terme me parle, car il y en a peu qui s’en sortent aussi bien que moi. Je suis d’ailleurs étonnée d’être en vie à 63 ans.
Ne pas pouvoir porter plainte est une blessure supplémentaire?
Oui. Il y a prescription, bien sûr. Mais «Sacha», c’est ma plainte. Je ne peux pas être plus entendue qu’avec «Sacha». Et je me dis qu’au moins cela servira à d’autres. Faire cette série maintenant, c’est bien, car j’ai pu tout déposer. Mes filles sont adultes, j’ai pu consacrer quatre ans au script et je ne crains plus de parler. Mes frères peuvent me poursuivre en diffamation, je m’en fiche. Il n’y a aucun angle d’attaque possible.
Comment est née l’idée de «Sacha»?
Cela remonte à plus de vingt ans! Léa Fazer m’avait contactée après m’avoir vue en promo sur le plateau de Jean-Luc Delarue pour «Soleil au bout de la nuit». C’était une très belle rencontre, car nous avons beaucoup de points communs dans notre parcours. On voulait adapter mon livre au cinéma. Mais ce qui intéressait les producteurs à l’époque, c’était comment on sort de la prostitution, pas comment on y entre. Ils ne voulaient pas d’histoire d’abus, d’inceste. Et nous, nous ne souhaitions pas faire ce film sans expliquer comment les abus dans l’enfance vous mènent à ces situations extrêmes que sont la prostitution, l’alcoolisme ou la toxicodépendance. Pour nous, c’était un acte militant. Il y a cinq ans, après avoir travaillé sur le scénario de la série «Port d’attache» pour la RTS, j’ai eu l’idée d’adapter mon vécu en série. Et je souhaitais que Léa la réalise. Nous en avons fait un thriller psychologique sur fond d’enquête policière, car mon histoire seule n’aurait pas suffi à remplir l’équivalent de trois films. On était avant la vague #MeToo, mais cette fois, nous avons trouvé des producteurs qui ne craignaient pas de parler d’inceste.
Ce lien entre inceste et prostitution est le message central de «Sacha». Comment s’établit-il?
La très grande majorité des personnes qui se prostituent sont des victimes d’abus sexuels. Moi, j’ai vécu cinq ans d’inceste et cinq ans de prostitution. Ce n’est pas une coïncidence. Je suis convaincue que la prostitution a été un moyen de me suicider à petit feu, de me faire payer ces années d’abus. Je faisais jusqu’à 30 passes par jour, mais je ne me suis jamais vraiment révoltée. Comme si tout cela était normal. J’ai été élevée dans la sexualité, mon père ingénieur en parlait sans cesse, il laissait traîner ses magazines pornographiques, sortait tous les soirs et se vantait de fréquenter les prostituées. Ma mère totalement dépressive aimait donner l’image d’une parfaite femme au foyer, mais ne se souciait pas de ce qui m’arrivait la nuit. Comment voulez-vous apprendre les bons codes? Ce n’est pas par hasard si Jean-Michel m’a repérée en boîte à Genève. J’avais 21 ans, lui 32. Il y avait en moi ce point d’accroche, ma vulnérabilité, qu’il a senti et attrapé. Deux mois après, amoureuse et sous son emprise, je l’ai rejoint à Paris. Il m’avait fait miroiter une carrière dans le cinéma, mais m’a mise sur le trottoir. L’inceste vous rend tellement vulnérable qu’après, tout le monde en profite. J’ai aussi été victime de nombreux attouchements dans ma jeunesse parce qu’on ne m’avait pas appris les limites. J’ai dû m’éduquer moi-même.
La série s’ouvre alors que votre personnage est en garde à vue pour avoir tiré sur son ancien proxénète. Elle est procureure et vivait dans la crainte depuis qu’elle avait recroisé cet homme au cours d’une enquête. Cette angoisse permanente vous habitait également?
Nous avons changé l’histoire pour les besoins de la fiction. Moi, j’ai eu plus de chance parce que mon proxénète est mort d’une overdose deux ans après ma fuite de Paris. Quand quelqu’un vous fait autant de mal, on n’arrive pas à imaginer qu’il s’arrêtera. Apprendre qu’il était mort, alors que j’étais enceinte de ma première fille, avait été un grand soulagement.
Avec tout ce que vous avez vécu en tant que femme, avoir deux filles vous faisait-il peur?
Non, car la violence sexuelle sur les enfants est mixte. En réalité, je craignais d’avoir un garçon. Je n’ai rien contre les hommes en général, j’ai un petit-fils et Dieu sait si je l’aime! Mais c’était physique. L’idée d’avoir un pénis qui grandissait en moi me faisait peur. Quand j’ai quitté Paris en 1985, j’avais un grand besoin d’enfant. Je suis tombée enceinte du premier homme à peu près sympa que j’ai rencontré. On s’est mariés à neuf mois de grossesse et séparés trois ans après. Puis j’ai rencontré le père de ma deuxième fille. (Son deuxième époux est décédé d’un cancer à 50 ans. Elle a raconté son départ avec Exit dans «Le dernier partage», paru en 2006, ndlr). Là encore, même cinq ans après, j’avais peur que ce soit un garçon! Tout au long de ma vie, mes filles ont été ma plus grande force et je suis fière d’avoir réussi à leur offrir une belle vie. Je leur ai parlé de mon passé dès qu’elles ont été en âge de comprendre et elles m’ont toujours soutenue.
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