Une beauté divine surgie de nulle part, tout de suite prisée des plus grands réalisateurs. Et qui s’appliquait à se hisser à la hauteur de ce qu’ils attendaient de lui. La ténacité et la chance ont fait le reste : un monument de cinéma français encensé du tout Hollywood, sans même avoir tenté d’y faire carrière.

Un peu à la manière d’un Jean-Luc Godard si l’on veut. Sauf que l’éminent parisien, établi et mort à Rolle, avait des liens ancestraux avec la Suisse. La curiosité et les motivations de Delon, issu d’un milieu provincial et modeste, furent plus aléatoires. Elles remontent semble-t-il à des virées dans les années 1960 à Crans-Montana, en compagnie de Lino Ventura. La Suisse avait déjà cette réputation de havre de discrétion auprès des stars en mal de distance par rapport à leur carrière et leur public. Audrey Hepburn y avait pris racine dans une maison intitulée «La Paisible».  

L’ancien jeune premier a bien 43 ans et une soixantaine de rôles lorsqu’il s’établit à Genève en 1978. Dans une demeure louée à Chêne-Bougeries, puis un appartement moins ostensible de Champel-Florissant. Les chroniqueurs pressés n’y ont vu que d’étroites raisons fiscales. Le moins que l’on puisse dire dans ce cas, c’est que la star n’a pas fait tout juste. Sans localiser dans le même quartier ses activités d’exploitation de la marque Delon, il aurait pu bénéficier d’un enviable forfait d’imposition. Il obtiendra plus tard la nationalité suisse, ce qui n’offre guère d’avantages financiers non plus.

C’est enfin dans sa timide propriété du Loiret, à deux heures de Paris, sur le site d’une ancienne colonie de vacances des chemins de fer français, que le grand et vieux Delon a rendu l’âme le 18 août dernier. Après le malheureux accident cardiovasculaire d’il y a cinq ans, sa fille et exécutrice testamentaire a pourtant tout fait pour le convaincre de se rapprocher du Léman. Et de la clinique de Genolier, qu’il connaissait bien. En vain. Une mésentente médiatisée s’en est suivie dans la fratrie. Ce qui semble certain, c’est qu’un acte de décès en Suisse eût été tout à fait préférable sous l’angle de la fiscalité des successions. Le dernier de ses soucis apparemment.     

Quel genre de sentiment Delon, qui détestait la vieillesse, avait-il au juste pour la Suisse? Difficile à dire. Lui-même ne s’est jamais étendu sur la question (une manière peut-être d’y répondre). Sauf pour faire l’apologie d’Exit, cette possibilité de mettre fin à ses jours pour raison de mal incurable. Une option encore et toujours interdite en France. Il n’y a pas eu recours.

Sa fille et son fils cadet ont grandi ici. Comme l’aîné Anthony, le bientôt trentenaire Alain-Fabien n’a pas lésiné sur les frasques ni les tentatives de sortir de l’ombre du père. Les annales ont surtout retenu cette soirée glauque de 2011, où un coup de feu est parti accidentellement, blessant une jeune fille présente au moment d’une dispute. La justice genevoise a prononcé le sursis. Personne ne s’en est offusqué.

Sur le plan strictement artistique, qui a tellement mieux convenu au personnage, pourquoi ne pas mentionner «Nouvelle Vague», film de voisinage tourné à l’initiative et sous la direction de Godard précisément? Le tournage a eu lieu dans une propriété des environs de Nyon. Delon en gardera un souvenir ému et une certaine fierté, qu’il évoquera lors de la disparition du cinéaste il y a deux ans. L’œuvre fut sans surprise un événement. Mille fois mentionnée parmi les favorites, elle ne fut toutefois pas primée à Cannes en 1990. C’est David Lynch et Gérard Depardieu qui ont cumulé les honneurs cette année-là.