Fictions, documentaires, séries, clip vidéo: la réalisatrice américaine Ava DuVernay, invitée du Geneva International Film Festival en novembre, excelle sur tous les fronts. Rencontre avec une cinéaste engagée.
Fondue, filets de perches, tour en bateau, projections de films et visite de l’espace culturel Afrikalab: Ava DuVernay a partagé sur Instagram des instants de bonheur capturés début novembre durant son séjour en Suisse à l’occasion du 30ᵉ Geneva International Film Festival (GIFF). Avec cette légende: «La semaine avant l’élection, j’étais heureuse à Genève.» Invitée d’honneur du festival, la réalisatrice et productrice américaine — et fervente opposante de Donald Trump — quittait justement le bout du lac le soir du 5 novembre, date de l’élection présidentielle. Lors de notre rencontre, plus tôt dans la journée, elle oscillait entre espoir et angoisse, en dégustant un chocolat chaud: «Si Trump gagne, ce sera une période dangereuse pour beaucoup. Ces idées conservatrices se développent partout dans le monde. Il est crucial que ceux qui ne les partagent pas, ceux qui croient en la justice et en la dignité pour tous, se battent.»
La native de Long Beach, en Californie, portait ce jour-là un pull affichant les prénoms de Yusef, Kevin, Antron, Korey et Raymond, ces jeunes hommes noirs arrêtés en raison de leur apparence, en 1989 à New York, pour un viol qu’ils n’avaient pas commis. À l’époque de leur procès, Donald Trump avait financé une page de publicité demandant le retour de la peine de mort. Innocentés des années plus tard, les cinq hommes sont le sujet de l’excellente mini-série Netflix d’Ava DuVernay, «Dans leur regard» («When They See Us»), avec un Jharrel Jerome magistral dans le rôle principal. «Les idées viennent à moi de diverses manières, confie la cinéaste. Il suffit de rester ouverte et d’écouter pour découvrir des sujets fascinants. L’aventure «Dans leur regard», par exemple, a commencé sur Twitter. L’un des cinq hommes arrêtés m’avait envoyé un message pour me demander si j’avais envisagé de raconter leur histoire. Quand quelque chose éveille ma curiosité et mon imagination au point que je n’arrive plus à m’en détacher, je sais que je dois m’emparer du sujet.»
Accueil chaleureux à Genève
Figure majeure du cinéma américain, Ava DuVernay ne manque jamais d’impressionner avec ses œuvres engagées contre les discriminations, à l’image de son succès de 2015, «Selma», disponible depuis peu sur la même plateforme de streaming. Il retrace les marches pour les droits civiques de Martin Luther King en Alabama. «On dit souvent de mes films qu’ils sont porteurs de messages, mais à mon avis tout art transmet un message, même inconsciemment. Un film de super-héros porte aussi un message, car il reflète une certaine vision du monde.» Le tournage fut doublement émouvant pour elle: par son sujet, d’abord, et parce que son beau-père, originaire de Lowndes County, en Alabama, et témoin de ces événements historiques en 1965, avait pu assister au tournage. L’homme qui l’a élevée est décédé un an après la première, avait-elle annoncé sur Instagram: «Mon héros. Mon père. Murray Maye. Le meilleur homme que j’aie jamais connu (…) Nous avons eu de très nombreuses belles journées ensemble. Du pur bonheur. Cette semaine, il a poursuivi son voyage vers un autre royaume. Sans prévenir, il n’est plus là. Et pourtant, il reste avec moi. Je le reverrai quand ce sera mon tour. D’ici là, veille sur moi, Papa.»
Au GIFF, la rétrospective consacrée à la réalisatrice a attiré la foule. Tout comme la projection de son dernier film, le bouleversant «Origin». Adapté du best-seller «Caste: The Origins of Our Discontents» d’Isabel Wilkerson, le long-métrage, porté par l’exceptionnelle Aunjanue Ellis-Taylor, explore les origines des inégalités sociales à travers le monde. Présenté en sélection officielle au Festival de Venise en 2023, il n’a, malgré un accueil enthousiaste de la critique, pas connu une large diffusion. «J’ai voulu faire ce film en indépendante pour être libre de dire exactement ce que je voulais dire, de la manière dont je voulais le dire. Mais pour la distribution, nous avons travaillé avec une petite société qui n’a pas réussi à le rendre largement visible. C’était déchirant pour nous. Nous souhaitons donc le distribuer nous-mêmes. Il sera bientôt disponible en streaming, car je veux vraiment le faire connaître. C’est le film pour lequel je ressens la plus grande passion, plus que pour tout ce que j’ai fait jusqu’ici. J’ai envie que les gens le voient, qu’ils en débattent, qu’ils soient en désaccord ou en accord avec lui, qu’ils réfléchissent à eux-mêmes et à leur place dans la société.» Elle a été frappée par l’accueil qui lui a été fait à Genève: «J’ai été touchée par la passion des spectateurs et surprise qu’ils connaissent aussi bien mon travail, confie-t-elle. Leurs questions étaient très intéressantes et portaient autant sur mes œuvres que sur la politique américaine ou les Afro-Américains. À Hollywood, on nous dit souvent qu’il n’y a pas vraiment d’intérêt pour ce genre d’histoires à l’étranger, qu’en Suisse par exemple, le public ne sera pas intéressé par «Dans leur regard» ou «Selma». Je sais que ce n’est pas vrai. C’est pour cela que c’est important pour moi d’être venue au GIFF, d’avoir vu de mes propres yeux des salles pleines de gens qui veulent voir ces films.»
Des débuts tardifs en autodidacte
Au sortir de l’université, Ava DuVernay se destine d’abord au journalisme. Sa hiérarchie la dégoûte rapidement de la profession en exigeant qu’elle déniche des scoops sur O.J. Simpson, alors jugé pour double meurtre, en… fouillant les poubelles des jurés! Elle se tourne vers la communication, avant de fonder, en 1999, son agence de relations publiques, DuVernay Agency, spécialisée dans l’industrie cinématographique. Ce n’est qu’à 32 ans, en 2004, qu’elle accomplit pleinement son rêve et se lance, en autodidacte, dans le tournage d’un court-métrage. «Mon succès n’a pas été instantané, rappelle-t-elle. Pour mes cinq premiers films, j’ai continué à travailler dans mon agence en parallèle. Je tournais le week-end ou pendant mes vacances.»
La magie du 7e art, elle l’avait découverte enfant grâce à sa tante Denise Amanda Sexton: «Chaque semaine, nous allions au cinéma, puis nous débattions de ce qu’on avait vu.» Son premier coup de cœur? «West Side Story». Mais la comédie musicale est un format auquel elle n’a pas prévu de toucher: «Je ne suis pas douée pour ça. Je chante et je danse très mal!», rit-elle. La réalisatrice, lauréate du prix Film & Beyond du GIFF, récompensant les artistes interdisciplinaires pour l’ensemble de leur carrière, navigue par contre avec brio entre les séries, le clip vidéo («Family Feud» en 2017 pour Jay-Z et Beyoncé), les long-métrages de fiction et les documentaires, à l’image de «Le 13e» («13th»), qui analyse la criminalisation des Noirs aux États-Unis. Si elle varie tant les formes, c’est pour mieux laisser parler le fond: «L’histoire elle-même vous dit ce qu’elle veut être, estime Ava DuVernay. Pour «Dans leur regard», par exemple, comme j’avais trop d’éléments, cela s’est transformé en mini-série. Pour «Selma», je voulais adopter un rythme rapide et intense pour que l’on ressente vraiment l’énergie de cette époque. Un film était donc le format idéal.» Une liberté qu’elle savoure pleinement: «C’est génial de pouvoir passer ainsi de la télévision au cinéma. Il y a 20 ans, quand j’ai débuté, c’était très difficile. Aujourd’hui, tout se mélange, c’est fantastique. Le streaming a aussi connecté le monde et élargi nos horizons, amenant davantage de diversité à l’écran. Mais il ne faut jamais oublier qu’avant nous, avant tout cela, des personnes comme Martin Luther King, Malcolm X, Angela Davis, Maya Angelou ou James Baldwin ont accompli un travail incroyable pour changer la société. Il reste évidemment du chemin à parcourir, mais les progrès sont réels.»
Première noire américaine sacrée meilleure réalisatrice au Sundance Film Festival, première à être nommée pour un Golden Globe dans cette catégorie ainsi que pour l’Oscar du meilleur film, Ava DuVernay ne veut surtout pas être qualifiée de pionnière: «Tant de femmes noires incroyables méritaient d’être reconnues avant moi. Ce manque de reconnaissance reflète l’échec des institutions et des festivals à mettre leur travail en lumière. Je ne peux donc pas être fière d’être la première. La porte aurait dû nous être ouverte il y a longtemps. Maintenant qu’elle l’est, il faut veiller à ce qu’elle le reste.»
À travers sa société de production Array, fondée en 2010, l’Américaine s’efforce également de visibiliser les femmes et les minorités ainsi que les personnes marginalisées ou rarement représentées à l’écran. Elle-même en rémission d’un lupus, elle avait par exemple choisi d’aborder ce sujet dans sa série Queen Sugar (2016-2022). À l’époque, la créatrice avait expliqué au magazine People: «Je suis en rémission depuis 20 ans, mais il était important pour moi de créer des espaces pour en discuter. Nous voulions attribuer un lupus au personnage de Vi pour montrer qu’il est possible de vivre avec cette maladie chronique, de se battre et de continuer à s’épanouir, si on apprend à la gérer.»
Fin 2025, Ava DuVernay sortira un nouveau documentaire, engagé, toujours: «Il examinera la façon dont nous nous traitons les uns les autres.» Et quand on lui demande de se dévoiler en quelques mots, la cinéaste, discrète sur sa vie privée, conclut dans un sourire: «Je suis une lumière, nous sommes tous des lumières qui essaient juste de se frayer un chemin dans l’obscurité.»
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