Metin Arditi signe un livre fascinant « Rachel et les siens ». Lorsqu’en lisant son roman un sentiment « d’intelligence » vous caresse, n’est-pas le signe de l’excellence ? Une écriture orphèvre, lisse et belle. Lors de l’interview, l’homme se révèle à la fois, philosophe, sincère et amusant. Il aime la nourriture avec passion. « J’ai le même rapport sensuel qu’avec la musique »

Vous ne pensez, ne respirez, ne vivez que pour l’écriture…

C’est devenu un besoin. Je ne choisis pas. Mes amis me disent souvent que pour écrire autant, je dois être très discipliné. Ce n’est pas le cas. Ecrire est un besoin, voilà tout.

Vos nuits sont-elles plus belles que vos jours?

Mes nuits sont aussi belles…, mais différentes! (Rires).

Qu’est-ce qui pourrait vous empêcher de dormir?

Quand je suis en voyage, seul, je me mets au lit, ferme les yeux et pense à mes personnages. J’essaie de revivre des scènes, de mieux les comprendre. Maurice Druon m’a dit ces mots qui m’ont marqué: «Ecrire, c’est écouter.» J’écoute mes personnages du mieux que je peux, je m’endors avec eux, les prends dans mes bras, essaie de toutes mes forces de me mettre à leur place. Avec le temps, cela me permet de développer avec eux une proximité, qui à son tour me permet de ne pas les trahir, lorsque je décris leurs actes ou leurs émotions.

Avez-vous des remords ou des regrets?

Les deux. J’ai des regrets de ce que je n’ai pas fait et des remords de ce que j’aurais mieux fait de ne pas faire. Le remords est dans l’action, le regret est dans l’absence. Il paraît qu’on appelle cela l’expérience… (Rires).

Quel genre de remords auriez-vous ?

Très jeune, j’ai passé trop de temps à des bêtises. J’aurais mieux fait de plus lire les classiques. J’ai un grand regret, c’est de ne pas avoir appris l’allemand à la perfection. J’aurais pu lire dans le texte mes écrivains ou mes philosophes favoris: Kafka, Hölderlin, Nietzsche, Jaspers…

En cas de conflits ou de disputes, comment les vivez-vous?

Je n’essaie plus de les éviter. L’une des choses essentielles que j’ai apprises au fil des ans est la nécessité impérative de regarder la vérité en face. C’est au final moins douloureux, et cela permet d’être en cohérence avec ses valeurs. La cohérence est le gage suprême du bonheur. Mes études de physique (en particulier des expériences sur les lasers, il y a longtemps…) m’ont révélé à quel point la cohérence est source de force.

Quelle force avez-vous tiré de votre enfance? Le pensionnat dès l’âge de 7 ans, c’est tôt…

J’en ai tiré une grande force et une grande faiblesse. Une force, car j’ai dû apprendre à ne compter que sur moi et à me prendre en main en toutes circonstances. J’ai pu ainsi acquérir une forme d’indépendance. Une faiblesse, en revanche, car on se déshabitue à recevoir de l’attention, de l’amour. Difficile ensuite d’en donner avec la juste manière. J’ai longtemps entretenu un rapport difficile dans l’amitié ou l’amour. Je pense souvent à la phrase de saint Augustin qui dit: «Aime et fais ce qui te plaît.» On croit que cela suffit, eh bien non! Augustin, qui bien sûr écrit en latin, n’utilise pas le verbe amare mais diligere. Aimer avec distance… et laisser à l’autre sa liberté. L’amour passion est extrêmement négatif. Passion vient du grec, pathos, souffrance. On subit, on ne contrôle plus. C’est une maladie.

Une souffrance encore présente aujourd’hui?

Moins dans mes rapports individuels. Mais le groupe, le clan… tout cela m’est insupportable.

Les femmes jouent un rôle important dans votre vie…

 

Elles ont eu une influence énorme.  Ma femme, d’abord; ma mère, d’une élégance innée; ma gouvernante autrichienne et une quatrième, la philosophe Jeanne Hersch. Je l’ai rencontrée lorsque j’avais 45 ans et elle 80. J’ai eu la chance de la connaître durant ses dix dernières années. Elle était pleine de bienveillance et d’une immense sagesse. C’est à cette époque et sous son égide que j’ai commencé à lire la philosophie. Devant elle, j’étais comme un petit garçon en culottes courtes. Cette rencontre a été fondamentale.

 

Vous vivez avec la même femme depuis plus de cinquante ans, comment est-ce possible? Inutile donc de vous demander la place que prend l’amour dans votre vie…

J’ai épousé ma femme lorsque j’avais 20 ans, le 23 novembre 1965! Nous avons 55 ans de mariage. J’étais en 3e année de physique. J’ai tout de suite su qu’elle était la femme de ma vie. Nous nous sommes mariés durant nos études. J’ai conscience que c’est une chance incroyable.

 

Jamais de rupture, même provisoire?

Jamais. Des moments plus difficiles que d’autres, bien sûr.

La fidélité, c’est important?

C’est très important, irremplaçable, mais n’oublions pas la parabole de la femme adultère. Que celui qui n’a jamais péché… Il n’y a pas de vie sans pardon.

Qu’aimez-vous dans votre physique?

En ce moment, je regrette mon kilo et demi de trop, dû à la pandémie. Je prends soin de ma forme. Je fais de la gymnastique tous les jours. J’ai un programme. Trois cents pompes et beaucoup d’abdos. Dès le réveil, avant même de prendre un café, je fais cinquante pompes. Puis après mon petit-déjeuner, j’attaque une heure de gymnastique. C’est dur physiquement et mentalement. Il faut s’habituer à côtoyer la douleur. Lorsque je me suis explosé le tibia et le péroné, il y a deux ans, cette habitude m’a beaucoup aidé lors de la rééducation.

Que détestez-vous dans votre physique?

Je me souviens simplement que ma mère m’a dit lorsque j’avais 13 ou 14 ans: «Tu n’as pas une beauté classique mais tu plairas aux femmes.» (Rires). Ce mot m’a porté toute ma vie.

Acceptez-vous de vieillir?

Bien sûr que j’accepte. Refuser de vieillir, ce serait mourir jeune. L’important est de finir dignement. D’ailleurs, vieillir amène de nombreux bonheurs.

Votre croyance semble présente, à chaque instant?

Je ne suis ni croyant, ni pratiquant. Je ne crois pas à la révélation. J’ai beaucoup étudié les religions. J’avais une gouvernante très catholique qui m’a inculqué les principes du christianisme: aimer son prochain, être bon, distinguer le bien du mal. J’ai aussi connu la force de la religion juive lorsque j’ai préparé ma Bar Mitzvah, alors que j’étudiais dans une école protestante. Né dans un pays musulman, je n’y ai reçu que de l’amour. Ma femme est grecque orthodoxe. Grâce à l’un de mes professeurs en internat, j’ai découvert le shintoïsme et le bouddhisme. Toutes ces rencontres m’ont beaucoup apporté.

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