Il s’est révélé en homme d’État. Courageux, instinctif, toujours prêt à se remettre en question, le conseiller fédéral ne regrette rien mais apprend de ses erreurs.

Le président de la Confédération, Ignazio Cassis, nous est apparu courtois mais absorbé par ses lourdes responsabilités. L’homme que l’on connaît chaleureux, affable et sympathique a laissé la place à l’homme d’État, porté par la solennité de la fonction. Comme s’il avait pris de la hauteur. Son voyage en Ukraine l’a changé. Le président n’a écouté que son instinct, son courage et son sens du devoir lorsqu’il a décidé de voir de ses propres yeux ce qui se passait en Ukraine. Il a maîtrisé un déplacement difficile et a ensuite été invité par l’Allemagne qui préside le G7 et par l’Union européenne pour réfléchir à la reconstruction de l’Ukraine. Reconstruction, un mot si plein d’espoir! Tout au long de l’entrevue, Ignazio Cassis nous a exprimé sa belle chaleur humaine qui n’a cessé de l’habiter.

Une année unique, exceptionnelle, la guerre en Ukraine, des enjeux économiques… dans quel état d’esprit êtes-vous?

Mon esprit est préoccupé par la situation que nous vivons. Aujourd’hui, nous sommes au carrefour de l’histoire de notre continent. Nous devons penser au futur, anticiper les défis; nous devons nous mobiliser face à l’obscurantisme et faire preuve de résilience. Nous vivons une période de transition. On tombe, on se relève, on ne cesse de se remettre debout!

Vous sentez-vous l’étoffe d’un homme d’État?  Le président Zelensky a salué le courage d’un «vrai homme politique»…

Je n’aime pas devoir mettre les personnes dans des catégories. Je suis passionné par les défis qui se dressent devant moi. Je m’engage à cent pour cent et je ne relève que les résultats pour notre pays. Seul cela compte à mes yeux.

Visite surprise à Kiev, sous les bombardements, à aucun moment vous n’avez eu peur?

Non, j’étais porté par la passion qu’engendre ma fonction et la responsabilité qui m’incombe pour notre pays. Cette force, cette énergie dans la persévérance et le désir d’assumer les difficultés présentes et de convaincre. Les risques ont été évalués par mes équipes et mon intuition, mon instinct, ma petite voix intérieure me disait: «Tu dois le faire.» J’étais convaincu que c’était mon chemin.

On sent que vous avez été ému par le désespoir de ce pays en guerre, mais vous vous tournez résolument vers l’avenir en abordant «la reconstruction».

La reconstruction, je l’évoquais déjà début avril et j’ai dû faire face à une levée de boucliers. «Il a perdu la boussole», semblait-on dire autour de moi, mais j’ai gardé le cap lors de la conférence à Lugano. La reconstruction est le meilleur moyen de donner de l’espoir; il faut imaginer, prévoir la phase suivante. Anticiper. Cela doit se planifier. Et reconstruire un pays aussi grand ne s’improvise pas. Certaines régions peuvent être en guerre et d’autres dans une phase de «renaissance». Il faut mettre en place la rencontre entre les pays pour planifier efficacement les éléments de la reconstruction. Cela passe notamment par les dons d’argent. Le signal économique doit être très fort et pousser les États à investir. J’y crois beaucoup et la Suisse a ouvert la voie. Nous devons tirer les leçons du passé et partager les expériences que nous avons vécues. La confiance, un mot-clé qui rime avec espoir. Cette crise va accélérer la reconstruction politique et sociale du pays. Si l’Ukraine n’est pas encore libérée de cette guerre, cela n’empêche pas la création d’un terrain de croissance.

En tant qu’homme, est-ce que ce voyage a changé quelque chose en vous?

Cette guerre m’a bouleversé. En tant que président d’un État, elle m’interroge beaucoup alors que nous étions en paix depuis 75 ans, qu’aucun pays souverain et démocratique n’avait subi d’attaque sur notre continent depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En tant que citoyen également, cela représente une grande symbolique et me pousse à une interrogation existentielle.

Quelle a été votre plus belle rencontre, celle qui s’inscrira dans votre cœur durant cette année 2022?

Sans aucun doute, mon entretien de quarante minutes avec la reine Elisabeth II, une grande dame de 96 ans. C’était une rencontre avec l’histoire, un grand chapitre de l’existence aux dimensions de notre société. J’ai été très impressionné par son élégance, le profond respect qu’elle porte à ses interlocuteurs, l’intérêt qu’elle voue à la Suisse. Lors de ce moment privilégié, elle a porté beaucoup d’attention à mon épouse et moi-même. De ses yeux s’échappait une curiosité toujours en éveil.

Une belle réussite à porter à votre crédit, c’est la rencontre avec le président Emmanuel Macron!

Imaginez-vous, la dernière rencontre officielle avec un président suisse remonte à 2018. D’intenses liens tant humains, économiques que culturels unissent nos deux pays. Nous sommes plus que des voisins: nous sommes des amis. Il me tenait donc à cœur de revitaliser nos relations. Cette guerre tragique en Ukraine nous a permis de nous rappeler à quel point nous partagions les mêmes valeurs. 

Regrettez-vous de quitter votre présidence à la fin de l’année? N’est-ce pas trop court pour «se réaliser»?

Que vous dire? J’ai un œil qui rit et l’autre qui pleure. Celui qui rit se réjouit de pouvoir dormir un peu plus. L’autre regrette peut-être un peu la projection dans la fonction. Nous avons imaginé à plusieurs reprises une réforme au niveau du Conseil fédéral et étudié plusieurs pistes: une présidence pour quatre ans? Puis pourquoi pas deux ans? Et finalement, nous sommes tous tombés d’accord. Nous ne voulons pas de concentration du pouvoir! Cela correspond à notre culture.

 Durant cette année de présidence, votre moitié Paola vous a-t-elle manqué?

Bien évidemment. Mais finalement cette année n’a pas été vraiment si différente des autres: mon épouse vit à Lugano et moi à Berne. On se voit une fois ou deux par semaine, mais nous profitons de chacun de ces moments privilégiés. On s’investit complètement l’un et l’autre dans ces parenthèses de la vie et la qualité de l’instant s’en ressent.

Vous a-t-elle accompagné lors de vos différents déplacements ou son métier de médecin ne lui permet pas?

Paola m’accompagne lors de mes voyages lorsque son planning de travail à l’hôpital lui permet. Il est bien sûr tellement plus agréable de pouvoir communiquer, d’échanger, alors que nous vivons des évènements historiques.

Vous arrive-t-il d’être triste de ne pas avoir d’enfant?

L’histoire et la tristesse sont derrière nous. Aujourd’hui, nous avons appris à lire le positif en chaque chose. Et notre vie rayonne autrement.

Durant cette année, avez-vous pu continuer à vous ressourcer entre musique et jardinage?

Cette année, le seul moyen que j’ai eu de me ressourcer est de dormir. Et je suis loin d’être à jour avec mes nuits! Il est vrai, je vous l’accorde, que ce n’est pas sain de dormir peu. L’année prochaine, je compte faire des nuits plus réparatrices.

Quelle a été la plus dure épreuve de votre vie?

La perte de ses parents est toujours une dure épreuve même si elle s’inscrit dans l’ordre des choses et de l’existence. J’ai vu souffrir des amis intimes qui ont perdu un enfant. J’ai aussi vécu le suicide d’un proche. C’était un grand chagrin et cela m’a interpellé et plongé dans une immense interrogation. Qu’aurais-je pu faire? Pourquoi n’ai-je rien vu venir? Ces douleurs, ces épreuves nous obligent à relativiser certains petits problèmes de la vie.

Perdre un doigt quand on est adolescent, difficile à surmonter…

J’ai perdu mon auriculaire droit à 13 ans en voulant sauter par-dessus une clôture avec des barbelés. Ce jour-là, mon père m’a déposé aux urgences. Je suis resté alors seul durant trois heures dans la salle d’attente avant l’amputation. Cet épisode a été formateur à bien des égards. Avec le recul, cette éducation à la dure m’a appris à me débrouiller seul et à trouver la force en moi-même.

Parlez-nous de vos rêves à réaliser…

Mon rêve lié à mon activité serait de trouver une solution pour consolider nos relations avec l’Union européenne. L’instabilité actuelle n’est pas saine.

Qu’est-ce qui pourrait vous empêcher de dormir?

Je manque tellement de sommeil qu’une fois la tête posée sur l’oreiller, je m’endors en deux minutes.

Avez-vous des regrets, si oui lesquels?

Je ne regrette rien, comme dirait Édith Piaf. Même pas mes fautes car seule l’intention compte. Et l’important est de toujours vouloir faire au mieux.

Quand vous êtes-vous remis en question pour la dernière fois?

Je me regarde tous les jours dans le miroir et je me remets continuellement en question.  J’apprends de mes erreurs. Et je me dis qu’une vie ne suffit pas pour faire tout ce que nous voudrions faire. Je suis porté par la soif d’apprendre et d’accomplir.

Qu’aimeriez-vous améliorer en vous?

Je souhaite améliorer la capacité à être plus clair dans la communication et m’adonner à ma passion pour les langues étrangères. J’aimerais aussi savoir rendre simples les choses compliquées. Maîtriser une forme de vulgarisation.

Que peut-on vous souhaiter pour l’année 2023?

Santé et bonheur!

Et vos vœux pour la Suisse?

Sécurité, prospérité et stabilité, car rien n’est jamais donné dans la vie. La pandémie et la guerre nous obligent à nous interroger. On se rend compte de ce qui nous manque quand on ne l’a plus.

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