L’air du temps n’est pas particulièrement léger, entre crise ukrainienne et menaces climatiques. «Ne baissez jamais les bras», nous dit la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, en appelant chacune et chacun à se mobiliser.

Elle est la doyenne du gouvernement, après Ueli Maurer. On lui reconnaît une marque de fabrique, faite d’engagement, de conviction et de rigueur. Il en faut pour affronter les dossiers actuels, où elle est en première ligne. C’est elle qui a présidé le pays au plus fort de la pandémie. C’est elle qui doit affronter désormais la crise énergétique qui s’annonce. Avec lucidité mais sans perdre espoir.

Madame la conseillère fédérale, on vous a vu arborer une écharpe aux couleurs de l’Ukraine, aux côtés de l’ambassadeur d’Ukraine en Suisse, au début de la guerre. Une attitude qui a pu étonner.

J’ai porté les couleurs de l’Ukraine en signe de solidarité. Je me sens proche des gens de ce pays que j’ai visité il y a deux ans. J’ai gardé dans mon cœur le souvenir d’un État jeune, aux habitants remplis d’espoir malgré un passé douloureux: affamé par Staline dans les années 1930, secoué par la révolution de Maïdan en 2014. Il me tenait à cœur de m’y rendre pour attirer l’attention sur un conflit oublié, au Donbass. Même si la situation était grave, on était alors loin d’imaginer la guerre actuelle. Les images et les récits de ce qui se passe sont insoutenables. Je suis très inquiète, car je me demande jusqu’où peut aller l’horreur…

La Suisse n’a-t-elle pas intérêt à rester neutre pour offrir ses bons offices aux deux parties en conflit? L’essentiel n’est-il pas d’éviter l’embrasement général?

La reprise de sanctions de l’UE à l’encontre de la Russie ne met pas en cause la neutralité: la Suisse ne favorise aucun belligérant sur le plan militaire. Notre pays peut certes offrir ses bons offices, comme le veut sa tradition. Cela n’empêche pas les paroles et les actes très clairs et cela ne doit pas être une excuse pour ne pas appliquer les sanctions. Ne pas agir et faire le jeu d’un agresseur, ce n’est pas le sens de la neutralité, pour moi.

Agir, c’est aussi faire preuve de générosité dans l’accueil des réfugiés. Et là, la Suisse joue son rôle.

Je suis très touchée de voir la solidarité affichée par notre population envers les réfugiés ukrainiens. Les autorités, à tous les échelons, font aussi de leur mieux pour répondre au défi posé par l’accueil de ces dizaines de milliers de personnes. Mais la Suisse soutient aussi les pays voisins de l’Ukraine, car c’est là que s’arrêtent la plupart des réfugiés, dans l’espoir de regagner leur pays rapidement. Notre pays est très présent en Ukraine par le biais de l’aide humanitaire. J’ai visité par exemple en 2020 un projet qui donne accès à l’eau potable à 4 millions de personnes.

Vous avez rencontré le président Zelensky, lors d’une visite en juillet 2020, durant votre année présidentielle.

Cette visite reste un moment extrêmement fort pour moi. J’ai tenu à me rendre dans le Donbass. Volodymyr Zelensky est venu avec moi. Il m’a proposé de traverser un pont qu’il a fait construire pour permettre aux habitants des deux côtés de rester en contact. Ce lien était très important pour lui, il a toujours défendu cette cohésion. C’était la première fois qu’un chef d’État étranger se rendait dans cette zone. La sécurité ukrainienne nous a déconseillé d’aller plus loin, car des tireurs étaient en embuscade. Mais le président a dit «This is my country!» et j’ai décidé de l’accompagner. Pour la première fois de ma vie, j’ai endossé un gilet pare-balles. J’ai compris ce que signifiait être le président d’un pays dans lequel se déplacer est un danger. Et j’ai vu, déjà alors, quelqu’un d’authentique qui agissait avec courage.

Y a-t-il des personnalités qui vous ont marquées?

Deux grandes personnalités m’ont beaucoup impressionnée récemment. Ce n’était pas lors d’une visite d’État mais à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai. J’ai rencontré les lauréats du Prix Nobel de la paix 2021, à Genève: les journalistes russe Dmitry Muratov et philippine Maria Ressa. Ils n’assument pas de charge politique, mais ils risquent sciemment leur vie en exerçant leur métier au plus près de leur conscience au nom de la vérité et de la liberté d’expression. Pour que le monde sache ce que d’autres voudraient cacher.

Le conflit ukrainien fait régner un climat anxiogène dans le pays, la crainte de conséquences économiques, d’inflation. Comment le ressentez-vous?

Je me suis toujours battue pour les «petites gens», pour les personnes qui n’avaient pas voix au chapitre, avant même de m’engager en politique. Je travaillais dans une maison pour femmes victimes de violence, puis à la tête de la fondation pour les consommatrices et les consommateurs. Pour moi, il est crucial de soutenir les personnes de condition modeste. Je vois aussi que les petits commerces et les PME, qui pensaient voir le bout du tunnel, subissent de plein fouet la situation actuelle, avec des pénuries d’approvisionnement d’un côté et des prix qui explosent de l’autre.

Il y a l’approvisionnement énergétique de la Suisse. On craint des pénuries d’électricité. Vous proposez la construction de centrales à gaz qui inquiète les écologistes…

Non, le Conseil fédéral ne veut pas assurer l’approvisionnement énergétique en ayant recours à plus de gaz. Il s’agit exclusivement de pouvoir couvrir les situations d’urgence. Ce que nous devons faire en revanche – et la guerre le rend encore plus évident en ce moment –, c’est de réduire notre dépendance au pétrole et au gaz. Et rapidement, bien plus rapidement que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. C’est valable pour toute l’Europe, et bien sûr aussi pour la Suisse. Pour y parvenir, nous avons besoin de produire de l’énergie ici, chez nous. J’ai transmis récemment deux lois au Parlement. L’une, déjà adoptée, permettra d’investir 12 milliards de francs ces prochaines années dans le développement des énergies locales. La deuxième loi renforce l’approvisionnement en électricité en hiver. En outre, le Conseil fédéral propose deux mesures en cas de besoin: une réserve doit être conservée dans les lacs de barrages dès l’hiver prochain et un soutien doit être apporté au secteur du gaz pour que les appartements puissent être chauffés lorsque les températures redescendront.

Vous avez connu des échecs populaires, plus récemment, avec le rejet de la loi CO2 et de la loi sur l’aide à la presse. Vous avez une devise ou une citation qui vous aide à affronter l’adversité?

À vrai dire, ce qui m’aide plus que les paroles, c’est l’action – et, parfois, une bonne randonnée en montagne. Après le refus de la loi sur le CO2 en juin dernier, par exemple, j’ai discuté avec tous les milieux concernés, des plus opposés aux plus favorables: en moins de six mois, un record pour le système suisse, j’ai conçu une nouvelle loi sur le CO2 qui mise sur les incitations. Le rejet du projet m’a clairement montré que le peuple veut une politique climatique qui permette à tout le monde de vivre dans le respect du climat.

Que diriez-vous à une ou un jeune Suisse qui peut douter de l’avenir, qui paraît souvent sombre? 

Je comprends nos jeunes. Ils ont subi lourdement les mesures contre la pandémie, ils jugent la politique climatique trop lente et craignent pour leur avenir professionnel. J’ai envie de leur dire: «Énervez-vous, mais engagez-vous!» La démocratie helvétique donne d’innombrables moyens de faire avancer les causes auxquelles on croit.

Serez-vous encore une femme active en politique dans 5 ans?

Je serai toujours active en politique, d’une manière ou d’une autre, tant que la santé me le permettra. Mais quant à savoir si je serai encore en charge au Conseil fédéral, joker: «Je constate que mon collègue ministre des finances va sur ses 72 ans, alors que dans 5 ans, je n’en aurai que 67…»

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