Dans son nouveau roman, la journaliste Martina Chyba dresse avec le ton décapant qu’on lui connaît, un portrait libérateur de la cinquantaine, sans rien taire de ses tracas, mais surtout de ses joies.

«Personnellement, j’ai bien l’intention d’aller taper les 90 ans, avec deux objectifs: faire l’amour jusqu’au bout et ne pas faire chier mes enfants, jusqu’au bout aussi»: avec «Rendez-vous», paru en novembre aux Éditions Favre, Martina Chyba, 57 ans, dévoile le parcours d’une femme, divorcée et maman, qui cherche l’amour sur Internet tout en jonglant avec les bouleversements accompagnant l’entrée dans la deuxième moitié de la vie. Autobiographie mêlée de fiction, l’œuvre raconte l’époque, sans fards et sans tabou, avec toujours, au détour de chaque phrase, la richesse de la plume incisive, drôle et poétique de l’auteure genevoise. Un roman qui fait du bien, qui fait rire, beaucoup, pleurer, un peu, et qui rappelle que la vie est belle. À tout âge.   

 

Pourquoi avoir attendu près de 10 ans pour publier à nouveau un roman?

Je me nourris du vécu pour écrire et j’avais des choses à vivre: ces dix dernières années ont été compliquées, entre deuils, divorce, changements professionnels et premiers pépins de santé de la cinquantaine. J’ai aussi quitté mon poste à responsabilité à la RTS pour redevenir journaliste, ce qui m’a laissé un peu plus de place dans le cerveau pour faire autre chose.

Quelle est la part d’autobiographique?

Disons 75%. La fiction m’a donné la liberté de resserrer le spatio-temporel ou de créer des personnages, comme celui du psy de l’héroïne qui prescrit des tableaux pour soigner. Dans la vraie vie, je m’auto-prescris les tableaux, je n’ai pas fait de thérapie.

Cela vous a-t-il donné envie d’en faire une?

Je n’ai jamais pris le temps, mais peut-être qu’un jour je le ferai. On me l’a souvent conseillé. Parce que je suis arrivée en Suisse comme réfugiée (ses parents ont fui la Tchécoslovaquie quand elle avait 3 ans, ndlr), parce que j’ai quelques trous noirs liés à ça, parce que j’avais une relation névrotique avec mes parents.

En quoi était-elle névrotique?

Je pense que personne n’a une relation simple avec ses parents. La nôtre était chahutée. Ils m’ont apporté plein de choses, on s’est fâché sur plein de choses aussi. À un moment donné, on fait la balance de tout ça. Je n’ai pas pu le faire avec mon père, décédé brutalement, dans un accident de la route. Dans mon livre, j’écris d’ailleurs: «Il y avait tant de choses non exprimées, tant de cadavres dans nos placards, mais ici, devant le sien, il était trop tard.» Mais avec ma mère, nous avons réussi nos adieux.

Ce dernier «rendez-vous» avec votre maman est aussi un passage bouleversant du livre. Votre sœur, qui vit à Hawaï, vous rejoint in extremis à son chevet. Était-ce difficile à écrire?

Paradoxalement, non, car ce compte à rebours était basé sur des faits réels assez frais. Mais quand je le relis, c’est difficile de ne pas pleurer. Ma mère s’est accrochée jusqu’à la dernière seconde pour qu’on soit là. C’était une forte femme, avec une forte personnalité. Cela n’a pas toujours été simple entre nous, mais on a réussi à mettre de l’amour dans ce moment.

Quelle mère êtes-vous pour votre fils de 22 ans et votre fille de 25 ans?

Une mère très différente. Je ne sais pas si ça tenait à l’origine de mes parents ou au fait qu’ils avaient vécu des choses dures, mais on ne s’embrassait pas, on ne se disait jamais «je t’aime». On manifestait ça autrement. Avec mes enfants, je suis très maternelle. On parle de tout, je leur dis que je les aime, on est très câlins. Mais j’ai gardé une éducation assez stricte. Savoir dire à la fois «je t’aime» et «non» sont, à mon avis, les deux mamelles de l’éducation bienveillante.

Un passage de votre livre se déroule à Prague. Quel lien gardez-vous avec la Tchéquie?

Aller dans son pays d’origine réveille forcément des choses familières, des odeurs de bouffe, des sonorités. Mais mon identité est plus suisse que suisse. Je suis arrivée à Genève en 1968, j’ai été naturalisée en 1982; mes parents n’y sont jamais retournés et je parle très mal le tchèque. Mais je garde un peu d’âme slave: un rire très fort, mais désespéré, un amour de la musique classique de ces régions. Et j’ai un côté «casque à boulons» assez présent (rires).

Dans «Rendez-vous», vous racontez avec beaucoup de sincérité votre histoire avec celui, rencontré sur internet, que vous nommez «l’homme des marches du Sacré-Cœur» et pour qui, au début, la relation n’était pas exclusive.

Raconter une histoire d’amour, sans ses creux et ses bosses, n’aurait aucun intérêt. Plus de trois ans après, j’avais le recul pour parler avec humour de nos débuts chaotiques. Et nous sommes toujours ensemble. Dans une relation amoureuse tardive, chacun arrive avec des valises sacrément lestées. On n’a pas toujours les mêmes attentes et il faut composer avec ça. Une chose qui plaît je crois dans ce livre, c’est justement la «détabouisation» de l’âge: oui, on va sur des sites de rencontre à plus de 50 ans; oui, on a encore envie d’une sexualité épanouie. Le dire est libérateur!

Le sentiment amoureux, c’est mieux après 50 ans?

(Rires). C’est totalement différent! On n’est plus là pour construire un foyer, il n’y a pas d’enfant commun, pas d’obligation morale. Il n’y a que l’envie d’éprouver le sentiment amoureux. Mais on a beau dire qu’on vit l’instant présent, dans un deuxième temps, on se projette quand même. Et à la cinquantaine, on se projette dans quoi? La retraite, la vieillesse. Il faut se demander si on est d’accord de s’accompagner sur ce chemin-là.

Comment vivez-vous cette cinquantaine?

Il ne faut pas l’idéaliser: on a des ennuis au travail, les premiers pépins de santé, des enfants qui grandissent, des parents qui meurent. La charge mentale est extrêmement lourde. Mais on a encore de très belles choses à vivre. Il ne faut surtout rien lâcher! C’est aussi le propos de «Rendez-vous»: ce n’est pas un livre de victime. On n’a pas le choix de vieillir. Il n’y a pas de honte à en avoir. Je dis d’ailleurs toujours mon âge. Même si aujourd’hui, dire qu’on a plus de 50 ans, c’est comme être radioactif!

Vous abordez dans votre livre également l’âgisme et la discrimination envers les plus de 50 ans au travail. C’est aussi une préoccupation personnelle?

Quand on vieillit au travail, on se rend compte à quel point il y a une tension autour de cela. Aujourd’hui, dès 45 ans, à part dans des domaines très spécifiques, on commence à vous faire comprendre que vous êtes «senior» et qu’il faudra laisser la place. Je ne suis pas dérangée à l’idée de céder ma place, c’est dans l’ordre des choses. Ce qui me révolte, c’est la discrimination. On peut passer une annonce pour recruter des 25-40 ans et tout le monde l’accepte. L’âge est la seule discrimination qui est permise. Avant, c’était un gage d’expérience, de compétences, de sagesse. Maintenant, on ne met plus son âge sur son C.V. Cette préoccupation assez récente me touche. Elle crée une poche de tension chez les gens. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a la même chez les jeunes: les moins de 25 ans sont aussi discriminés dans le monde du travail.

Votre héroïne peine à répondre à la question de son psy «Où en êtes-vous aujourd’hui?» Et vous, où en êtes-vous?

Je suis plus apaisée que dans ma jeunesse, car je me sens assez à ma place. Ma vie professionnelle de salariée va bientôt se terminer, ce qui ne veut pas dire que je ne ferai rien après. Je suis heureuse de la finir en racontant des histoires: c’est ce que je voulais faire quand j’ai débuté. Si mes textes amènent un sourire, une émotion aux gens, cela me suffit largement. Je ressens aussi une grande liberté, une forme d’insouciance.

Vous racontez l’anecdote d’un collègue qui met fin à une discussion en vous traitant de «vieille, blanche, cisgenre, hétéronormée et pénétro-centrée». Réalité ou fiction ?

Réalité. Quand ce genre de choses m’arrive, je réponds: «Oui, et alors?» Je ne vais pas pouvoir changer en un quart d’heure! Je dois faire quoi? Me flageller? Cette idée qu’il faudrait avoir honte pour tout ce qui s’est passé ces derniers millénaires, me dépasse. Je suis aussi une féministe qui aime les hommes, ce qui n’est pas très tendance. Nous partageons la planète avec eux et il est hors de question pour moi de manifester une quelconque détestation des hommes qui accessoirement sont nos grands-pères, pères, fils, petits-fils, frères, collègues, amis. J’ai un fils qui est blanc, cisgenre, hétéronormé, privilégié, et tout ce qu’on voudra bien dire, et à aucun moment je ne veux qu’il ait honte de ce qu’il est.

Votre liberté de ton vous semble-t-elle parfois restreinte?

Oui! Surtout sur les réseaux sociaux où les réactions contre ceux qui «ne pensent pas juste» peuvent être très violentes. Mais je ne me restreins pas tellement en fait, car je veille toujours, j’espère, à ce qu’on comprenne qu’il y a de l’humour dans mes textes. Et le privilège de l’âge c’est, qu’après 35 ans de carrière, j’ai tout vu, lu, entendu sur moi et rien ne peut me faire sortir de mes gonds, sauf si cela va contre la loi. Ce qu’on pense de moi, aujourd’hui je m’en fous et c’est très agréable. Je suis pour le débat. On a le droit de ne pas m’aimer et le droit de l’exprimer, tant que cela reste civilisé. Ce que je n’aime pas dans cette époque, c’est qu’on pousse parfois à la honte de soi-même, à la détestation, à la vengeance. Mais il y a aussi plein de bonnes choses dans cette époque que j’intègre à ma vie.

Par exemple?

Je suis très touchée par la réflexion post-Covid sur notre rapport au travail. C’est quelque chose chez la nouvelle génération qui m’intéresse énormément. Si c’était à refaire, je pense que je travaillerais différemment, probablement moins, je ferais plus de choses en indépendante. J’adore mon boulot, mais 35 ans à 100%, c’est toute une vie!

Le fil rouge de «Rendez-vous», c’est également la muséothérapie. Comment avez-vous découvert la force de la peinture?

Je l’ai découvert seule, vers 14-15 ans. J’étais transpercée, touchée par certains tableaux. Ce qui est intéressant, c’est d’essayer de comprendre pourquoi cela touche un nerf chez vous et quelle force vous pouvez en tirer. Quand j’étais dans le dur, cela m’a beaucoup aidée.

Quel est le tableau qui vous fait le plus de bien?

Dans mon salon, j’ai encadré cinq posters des nus torturés de Schiele. Quand j’ai découvert sa peinture, j’ai ressenti un choc qui s’est transformé en amour inconditionnel. Ces nus seront avec moi jusqu’au bout: j’ai demandé à mes enfants de les mettre avec moi dans mon cercueil quand je mourrai et de m’incinérer avec.

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