À la tête du Théâtre de l’Octogone à Pully depuis douze  ans, écrivaine et dramaturge, elle publie son 4e roman, «L’amour comme un empire». Une histoire de passion, de racines et de dignité humaine.

Son premier roman, «La main de Dieu» lui offre la reconnaissance du monde littéraire à travers plusieurs prix, et en 2018, elle est nommée chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par la France. Pourtant, le chemin n’a pas coulé de source pour la Franco-Libanaise. Rien dans sa vie ne la prédestinait à une carrière aussi brillante. Passionnée, déterminée, audacieuse, mais aussi diplomate, c’est une conquérante qui ne doit ses victoires qu’à elle-même. Il est des rencontres desquelles vous ressortez enchanté. Sans doute par son rire contagieux, son enthousiasme irrésistible et l’énergie qu’elle dégage. La beauté et le charme oriental à l’état pur.

Pensez-vous qu’il faille cultiver ses souffrances pour écrire?

Difficile de parler au nom de tous les écrivains. Puisent-ils tous dans leur souffrance pour écrire? Ma réponse serait un «non» spontané, car je ne décèle pas d’âpreté dans certains romans. Il est possible néanmoins que je me trompe. On peut écrire léger et lourd à la fois. Amélie Nothomb en est l’exemple concret. Son écriture est diaboliquement efficace et profonde. «Stupeur et Tremblements», qui nous dévoile les rouages de la société japonaise à travers le vécu de l’auteure, est un exemple parmi tant d’autres de ses romans. Pour ma part, ausculter le dysfonctionnement de la nature humaine me passionne. Je me rangerai donc du côté des écrivains qui prennent leur pelle et creusent au plus profond d’eux-mêmes. D’ailleurs, je n’ai jamais consulté un psychanalyste de crainte que la source ne se tarisse.

Quelles sont les clés de votre processus d’écriture?

Ma façon de procéder est longue et ce, pour deux raisons. Ayant choisi de poursuivre une carrière professionnelle étrangère à celle de l’écriture, je suis accaparée par mon métier de directrice de théâtre. Je travaille à plein temps, avec des accueils en soirée, et les responsabilités sont nombreuses. De fait, il y a des périodes de pic intense où je croule de fatigue et où il m’est impossible d’aligner deux mots sur une page. La deuxième raison est indépendante de ma volonté. Je connais des auteurs qui produisent des pages sans difficulté en s’astreignant à un nombre de signes par jour, ce dont je suis incapable. Mon processus d’écriture est une entreprise laborieuse où chaque mot est soupesé. C’est pourquoi j’écris sur un cahier, car il n’y a rien de moins excitant qu’une page vide sur un écran d’ordinateur!

À quel point votre histoire personnelle est-elle présente dans ce livre?

Au contraire de «La main de Dieu», mon premier roman édité chez Gallimard où j’ai puisé dans mon histoire personnelle pour raconter le parcours d’une adolescente de 15 ans confrontée à la guerre civile, «L’amour comme un empire» est une fiction à bien des égards, à l’exception du fonctionnement d’un théâtre que j’avais envie de graver dans le marbre tant j’aime ce qui se passe dans cet espace magique. Et aussi le personnage de B. qui est un condensé de tous les acteurs que j’ai eu l’occasion de rencontrer. D’ailleurs, je suis passée délibérément du pronom personnel «je» dont j’ai usé dans mes deux précédents romans au «elle» pour bien établir la distance entre le vécu et le non-vécu.

Pensez-vous qu’un bon livre est aussi celui qui vous donne envie d’en lire un autre?

Assurément, en plus de faire réfléchir, bouger, sentir, s’indigner, en bref tout sauf la tiédeur! Je suis en train de lire actuellement «Langages de vérité» de Salman Rushdie qui n’est pas un roman à proprement parler, mais un recueil d’essais, articles et autres discours écrits sur une période de dix-sept ans. Je crois bien que ce livre coche toutes les cases du bon livre, même s’il ne s’agit pas d’un roman à proprement parler, tant ses textes sont puissants et donnent envie de se documenter et de se plonger dans les écrits de grands écrivains. Un concentré d’intelligence.

Quel genre de spectatrice/lectrice êtes-vous?

J’ai besoin de sens. En cela, je suis fidèle à la petite fille que j’étais et qui ennuyait les adultes avec ses pourquoi. Les pièces de boulevard me laissent indifférentes à moins que ce ne soit du Oscar Wilde, génie de la langue. À l’extrême opposé, les spectacles dits de performance me touchent difficilement. Le plus souvent, je peine à comprendre l’intention ou alors, si je la comprends, je ne vois pas ce que cela vient faire sur une scène. Quand l’artiste Steven Cohen, durant une cérémonie en hommage à l’être aimé, porte à sa bouche une cuillère remplie de cendres de son compagnon décédé, j’éprouve zéro émotion. J’ai beaucoup de pudeur en moi, héritage d’une éducation traditionnelle, j’aime quand les choses secrètes restent à l’abri. Il en va de même pour les romans. Ce n’est pas pour rien que je cite une phrase de Milan Kundera en ouverture de mon roman et que je m’apprête à relire «Cent ans de solitude» de Gabriel García Márquez. Je vous laisse en tirer les conclusions.

Après plus de vingt ans de carrière, où puisez-vous le plus de plaisir dans votre métier?

Mon métier n’est pas un métier, c’est une passion. En vingt ans de carrière, je ne me suis pas ennuyée une seule fois. Le choix d’un spectacle est un défi et son accueil, une aventure. J’ai la chance d’avoir une équipe formidable sur laquelle je peux me reposer les yeux fermés, ce qui est primordial. Le plaisir, il est là, tous les jours, à échafauder du rêve. Et le soir des représentations, il est encore là, au contact du public. Puis, plus tard à la maison, vers 1h du matin, dans le sentiment d’avoir accompli sa mission.

En tant que directrice de théâtre vous devez accueillir des comédiens avec des ego parfois surdimensionnés. Des anecdotes à ce sujet?

Voulez-vous que je vous raconte celle de F.H. qui exigea une voiture pour traverser la route? Ou celle de M.M. qui m’insulta, jugeant que sa photo n’était pas assez grande dans le programme? Ou encore, celle de C. qui émergea de sa limousine, une cowgirl à chaque bras? Les anecdotes pullulent. Mais l’éponge est vite passée car en nous offrant leur talent, les artistes nous dévoilent un bout de leur âme. Un cadeau inestimable.

Pensez-vous entretenir une relation saine avec l’argent?

Si entretenir une relation saine avec l’argent consiste à comprendre notre fonctionnement à son égard, alors oui. Ayant vécu avec très peu au sortir de l’adolescence, j’ai besoin d’avoir un fonds de réserve pour me rassurer. Ma grand-mère me répétait souvent un dicton arabe qui préconise de «cacher ses piastres blanches pour les jours noirs». Avec la moujaddara, le plat de riz aux lentilles libanais, qu’elle m’avait appris à cuisiner, c’est une phrase gravée dans ma mémoire.

On vous imagine cigale ou fourmi?

Les deux à la fois. Il m’arrive de claquer de l’argent, mais dans les limites de mon compte en banque. J’affectionne le beau geste, le panache. C’est depuis toujours, je crois. Quand ils étaient enfants, mes garçons étaient déconcertés par ma tendance à magnifier les événements. La guerre m’a transmis une urgence de vivre qui a de la peine à se contenter du quotidien. À certains moments, je suis fatigante.

Avez-vous des goûts de luxe?

Plutôt que le luxe, j’ai le goût des belles choses. Par exemple, j’ai une relation charnelle avec les vêtements que je sélectionne avec soin. Je fuis les logos, les must have. Depuis longtemps, je privilégie les artisans. Par rapport aux objets, j’ai besoin d’acquérir ceux qui me racontent une histoire, un moment clé de ma vie. En revanche, j’avoue un faible pour les palaces de légende. Personne n’est parfait!

Avez-vous des remords ou des regrets?

Inutile, contre-productif, sont les adjectifs qui me viennent spontanément à l’esprit. Ni remords, ni regrets. Je m’inscris dans le courant de la fameuse chanson de Stephan Eicher. Il s’agit d’un fardeau qui empêche d’aller de l’avant.

Qu’est-ce qui vous met vraiment en colère?

La guerre, où qu’elle soit dans le monde, me met dans un état de colère noire. Pour avoir vécu la guerre civile du Liban (1975-1990), je sais le lot de souffrances qu’elle charrie. C’est d’une violence innommable. Face à la propagation des conflits, et donc à l’afflux des mauvaises nouvelles, j’ai établi une espèce de «protocole de distanciation» (écouter les informations deux fois par jour seulement, supprimer les notifications, éviter de se mettre dans la peau des gens, …) qui m’aide à m’extraire de mon bouillonnement intérieur.

Vos nuits sont-elles plus belles que vos jours?

Mes nuits sont très belles. Elles permettent à mon inspiration d’affleurer à la surface et me redonnent de l’espoir.

Pensez-vous que l’on puisse vieillir avec grâce?

J’ai lu quelque part que vieillir n’était pas un boulot pour les poules mouillées. Ce n’est pas facile de renoncer, personne ne veut abdiquer et il faut du courage pour accepter le temps qui passe. Cependant, au bout de ce long périple qui consiste à accueillir le changement, à s’interroger, à s’ouvrir avec curiosité à ce grand chamboulement qu’est la vieillesse, je suis convaincue que la grâce nous est donnée.

Vous formez avec votre époux Thierry Wegmüller, pilier incontournable de la vie lausannoise, un couple glamour. Qu’est-ce que vous appréciez le plus chez lui?

Mon mari est l’être le plus généreux au monde.

Mon mari concrétise mes lubies les plus folles.

Mon mari me fait hurler de rire.

Mon mari est le ciment de notre couple. Le pilier de la famille. Le veilleur de feu.

Mon mari n’est pas à vendre, désolée.

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