Ouvert  en  1897,  ce  café  a  d’abord  accueilli  les  vedettes désireuses  de  s’encanailler  avant  de 
devenir  une adresse  gastronomique.

 

La carte du restaurant Au Chat Noir, à Lausanne, change toutes les six semaines. Mais le lieu, lui, n’a presque pas changé depuis 1897 ! Murs tapissés de boiseries en chêne, meubles typiques des bistrots parisiens, éclairage mural et banquettes en moleskine: tout est resté comme à l’époque où y défilaient les comédiens venus brûler les planches de l’ancien Théâtre municipal. D’ailleurs, ce « black minet », tel que le surnommaient les habitués dans les années 50, logeait au 1, square du Théâtre. L’emplacement est resté le même, mais l’adresse a changé en rue Beau-Séjour 27 dès 1927.

Les photos noir et blanc qui décorent la salle témoignent de ce passé, pas si lointain, où les vedettes venaient prendre un « souper français », à savoir le repas que l’on prend tard, après le spectacle. Ainsi Michèle Morgan, Jean Rochefort, Jean-Paul Belmondo mais aussi Jean Piat, Mathilda May, Michel Galabru, entre autres, sont accrochés au mur et lorgnent d’un œil amusé les clients attablés. Il faut dire que ce désormais restaurant gastronomique a, un temps, été un lieu de douce débauche. Il suffit de monter dans la salle réservée aujourd’hui aux banquets et soirées privées pour y voir les vestiges d’une époque où le client était ici chez lui. Stéphane Chouzenoux, chef et patron de l’établissement depuis dix-huit ans explique : « Cette salle accueille principalement des repas de fin d’année d’entreprises et des fêtes privées. Quand j’ai repris le restaurant, elle était constituée de petites alcôves. Les stars y montaient pour être à l’abri des regards. J’ai conservé les casiers fermés à clé où les bons clients pouvaient entreposer leurs bouteilles ! »

Entre 1897 et 1947, le restaurant n’a connu pas moins de six patrons différents. Puis est arrivé le couple Magnenat qui a sévi pendant quarante années florissantes. René et Marthe Magnenat ont marqué les esprits, à tel point que leur départ à la retraite, en 1987, leur a valu plusieurs articles de presse et un livre d’or bien rempli, à faire pâlir de jalousie les collectionneurs. Ainsi, le réalisateur Constant Rémy, un habitué du lieu entre 1911 et 1949, a écrit : « Chat-noir ! Que de souvenirs tu évoques en moi, car je t’ai connu à une époque où tu étais moins brillant qu’aujourd’hui, mais combien déjà tu étais accueillant. Que de rôles j’ai appris sur tes banquettes. J’ai toujours plaisir à te revoir, d’autant plus que ton maître Magnenat est bien l’hôte le plus sympathique qu’il soit. »

Cette époque de strass et de paillettes, le patron actuel, Stéphane Chouzenoux ne l’a toutefois pas connue. Ce Français originaire du Sud-Ouest a repris le café alors que ses heures de gloires semblaient être révolues. L’établissement était à l’agonie, géré après le départ des Magnenat, par une société qui n’a pas su garder ses fidèles.
Stéphane Chouzenoux, fraîchement arrivé de New York au début des années 2000, a cru en ses capacités à donner Au Chat Noir une deuxième vie. Il a gardé l’esprit du lieu avec une cuisine française « bistronomique ».

Café classé
Le café et son immeuble sont classés à l’inventaire des Monuments historiques du canton de Vaud. Ils sont passés de la note 3 (objet d’intérêt local) à la plus prestigieuse note 2 (monument d’intérêt régional) en 1997. Le patron n’a donc pas eu à changer la déco et les banquettes en moleskine accueillent toujours les gastronomes. Certes, les vedettes ne viennent plus depuis que le Théâtre municipal a cédé sa place à l’Opéra de Lausanne, mais certaines personnalités connues y ont leurs habitudes. C’est le cas de Philippe Geluck qui profite de chaque passage à Lausanne pour aller déguster un bon plat et parfois même pour dessiner son célèbre acolyte. Il a ainsi offert un dessin humoristique de son Chat au chef, croquis qui trône sur le majestueux bar de l’entrée.

La clientèle de ce café historique est aujourd’hui principalement composée d’hommes d’affaires à midi et de fins gourmets le soir. Quelle que soit l’heure, le restaurant n’accueille que les personnes désireuses de se restaurer. Un écriteau sur la porte précise qu’il n’est pas possible d’y entrer uniquement pour boire un verre. Une façon d’éviter que les gens ne s’enivrent plus que de raison et de privilégier ceux qui veulent goûter au réputé parmentier de queue de bœuf et foie gras, entre autres mets de saison.

Secondé par Giovanni Mozzilo, un cuisinier napolitain, le patron sert une cuisine de caractère qui se moque des frontières et qui lui vaut 15 points au Gault&Millau 2019 et un référencement dans le Guide Michelin. Autre particularité de ce bistrot : il n’y a pas de cartes en version imprimée à consulter à table. Tout est noté sur des ardoises. Une façon d’assurer une restauration variée au fil des saisons, bien que certains mets très prisés reviennent régulièrement.

Un félin parisien
Si l’intérieur du café ne passe pas inaperçu, l’extérieur non plus. L’enseigne si reconnaissable du chat cambré a été réalisée par Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923). Une plaque posée à l’extérieur du bâtiment rappelle que ce « dessinateur, peintre, imagier, affichiste, sculpteur » lausannois est le créateur du félin stylisé du célèbre cabaret parisien le Chat Noir, dont le restaurant de la rue Beau-Séjour s’est inspiré. Le dessinateur, qui fut également affichiste politique, s’est rendu populaire grâce à ses nombreuses figures de chats.

L’ancien cabaret parisien a choisi son nom en s’inspirant d’un poème d’Edgar Poe (The Black Cat) alors que le bistrot lausannois aurait plutôt pensé à la chanson d’Aristide Bruant : « Nous cherchons fortune, autour du Chat Noir. Au clair de la lune, à Montmarte le soir. » Mais ce ne sont là que des suppositions, les premiers propriétaires (ceux de 1897) ne sont plus là pour donner une explication.

Reste que décennie, après décennie, le félin lausannois ne porte clairement pas malheur à sa clientèle qui peut, en ces jours d’automne, se délecter d’un filet de chevreuil aux myrtilles puis d’un sablé cannelle, crème mousseline et figues. Et surtout compter sur un accueil chaleureux de la part d’une petite équipe soudée et amoureuse de son métier.  

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