L’exposition de la collection privée de Pierre Keller, inaugurée en présence de 500 invités au Musée Jenisch, à Vevey, est prodigieuse. Mais plus que cela, émouvante, car elle raconte l’histoire d’une trajectoire hors norme.

 

«Keller est art» dit un tableau de Ben. L’art a en tout cas permis à Pierre Keller de vivre intensément son époque, toute son époque, dans un tourbillon que rappelle l’exposition de sa collection privée au Musée Jenisch. On y croise Tinguely, Haring, Balthus, Armelder, Max Bill, Rittner, Boisrond, Niki de Saint Phalle… la plupart côtoyés, amis, connus, à Paris, New York, Montreux ou ailleurs. Car Keller est artiste certes, graphiste, plasticien, photographe, producteur mais aussi un formidable collectionneur, brocanteur dit-il, plutôt!

Pourquoi cette exposition de 250 parmi les 400 œuvres qu’il possède? «Parce qu’on me l’a demandé. C’est aussi simple!»

N’y aurait-il pas un désir permanent de transmission chez ce magistral enseignant qui fit de l‘ECAL une référence mondiale? Peut-être. On ne le saura pas. Alors, allons-y plutôt pour une visite privée et commentée.

«Là, c’est le mur Tinguely. Je l’ai rencontré à Paris en 1971 lors d’une expo à l’Hôtel Rothschild, rue Berryer, je venais de New York. Il était d’une beauté divine, quelque chose d’un gitan. On ne s’est plus quittés. Il m’a écrit des centaines de lettres, dessinées et m’a fait l’affiche de la Fête des Vignerons … Et patati patata. «Tout cela est dit très rapidement, dans un souffle, avec cette voix si particulière, haut perchée, que la maladie a ralentie. Car il faut bien l’évoquer ce crabe, mais sans s’y attarder. Comme une information. «J’ai commencé à maigrir l’an dernier. J’étais ravi, moi qui ai toujours voulu perdre du poids! J’aurais dû m’en méfier. J’ai été hospitalisé en décembre. Là ça va, on me soigne.»

«Voilà Luginbühl et ses dizaines de lettres écrites et dessinées, celle-là à l’occasion du 700e anniversaire de la Confédération. J’étais délégué du canton de Vaud.»

«Ben, je l’ai rencontré en 1966 à Varsovie, j’avais reçu un prix, j’étais dans un hôtel et quelqu’un a toussé toute la nuit dans la chambre d’à côté. Qu’il meure, ai-je pensé. Le lendemain, au petit-déjeuner, c’était lui!

La collection exposée au Musée Jenisch est prodigieuse. Vallotton, Hodler, Giacometti, Soutter, Fleury, Beuys, Louise Bourgeois, etc… Chaque tableau a son histoire. «Là, c’est un hommage à David Bowie, que j’ai bien connu à Montreux. Il était énigmatique, on le voyait et puis il disparaissait. Un jour, son assistante a insisté pour que je loue tout un étage de l’Hôtel des 4 Vallées pour lui, son fils Zowie et la nounou». Pierre Keller éditera en 1983 un cartable de 20 artistes marquants, dont la linogravure était de Bowie.

L’affiche de l’exposition de Vevey rappelle son indéfectible amitié pour Keith Haring, rencontré dans le métro à New York, dans les années 80, les années sida, hélas pour le génie. «J’ai mis la main sur son épaule et l’ai fait venir au collège du Bugnon puis au Festival de Montreux. «Merry Christmas Pierre, Keith, 1987». C’est probablement le mur le plus émouvant de cette exposition, qui raconte un homme, une trajectoire, une époque.

Et le tableau auquel il tient le plus? «Le Balthus. Il m’a coûté assez cher! J’allais souvent le voir, avec sa «Comtesse…».

Le téléphone sonne. C’est un proche qui prend de ses nouvelles. «En ce moment, je mesure qui sont mes amis. Certains m’appellent, d’autres pas. Quand j’étais directeur de l’ECAL, j’avais dans mon dos, au bureau, le tableau de Ben, HYPOCRITES. Mes visiteurs ne pouvaient y échapper!»  

Et voilà, il est l’heure de partir. Pierre Keller est un peu fatigué. Il a tenu son rôle. Il est dans le couloir avec ses basquets et son chapeau. Il appelle son chauffeur, regarde l’iPhone pour une photo. La retraite? Jamais! Il prépare une prochaine expo, au Japon.

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