Les médicaments passent au naturel
Paris Match Suisse |
Micronutrition, cosmétiques naturelles et depuis peu cannabis thérapeutique s’imposent progressivement dans les pharmacies du pays, poussés par une demande croissante. Une nouvelle ère du médicament en passe de donner un second souffle à la profession.
En entrant à Sen’sù, rue Caroline à Lausanne, nul doute de se trouver dans une pharmacie. Logo vert à l’entrée, ambiance feutrée, blouses blanches de rigueur. Pourtant, dans les rayonnages, difficile de retrouver trace des produits usuels des grandes industries pharmaceutiques qui fournissent habituellement la profession. «Micronutrition», «phytothérapie médicale», des marques comme Pharmalp ou Alpinamed côtoient les quelque 200 préparations magistrales élaborées par Simon Reboh, le maître des lieux. Pharmacien, mais également nutritionniste et docteur en médecine chinoise, il est l’un des précurseurs en Suisse romande depuis 15 ans de la médecine dite «intégrative», combinant approches préventives et curatives. Il distribue également la pharmacopée habituelle prescrite sur ordonnance, mais celle-ci ne représente que 15% de son chiffre d’affaires.
Un tournant chez les pharmaciens
«Je suis consulté par les médecins quand les médicaments classiques ne donnent pas satisfaction», relève Simon Reboh. Parmi ses cas les plus traités, sevrages, colites ulcéreuses, intolérance au gluten, allergie, trouble du sommeil, maladies neurodégénératives. Figure également le sevrage aux benzodiazépines et aux antidépresseurs.
Poussées par la demande, la plupart des pharmacies se positionnent sur le créneau, selon Philippe Meuwly, fondateur en 2012 de la société valaisanne Pharmalp qui élabore et distribue ses propres gammes de micronutrition, phytothérapie et cosmétiques: «Les gens veulent des produits plus naturels, et pour les pharmaciens, c’est l’opportunité d’offrir du conseil et d’améliorer des marges qui sont fortement mises sous pression.»
En six ans d’existence, Pharmalp a vu 1400 des 1700 pharmacies et drogueries suisses vendre «au moins une fois» un de ses produits, et la jeune entreprise travaille régulièrement avec 500 à 600 d’entre elles. Avec un doublement chaque année de son volume d’activité en Suisse, elle se tourne désormais vers l’export. Une tendance mondiale vers des produits naturels (voir encadré), qui amène praticiens et pharmaciens à renouveler leurs compétences, selon Philippe Meuwly, docteur en biologie. Environ 700 formations continues accréditées par l’Association des pharmaciens suisses sont ainsi dispensées annuellement: «Pour l’instant, la formation initiale évolue encore lentement, alors que le métier de pharmacien, lui, est en train de changer.»
La fin des «herboristes des vallées»
Avec l’institutionnalisation des médecines alternatives, la question de la formation des pharmaciens se double d’une interrogation sur la qualité des produits, auxquels ne s’appliquent pas les mêmes contraintes réglementaires que le compendium suisse. «Ce marché n’est pas régulé par Swissmedic, et fort heureusement, estime Simon Reboh. Mais du coup, il y a une grande variabilité dans la qualité. Pour le curcuma par exemple, très prisé, on trouve pour les mêmes doses des prix entre 35 et 59 francs, mais la qualité n’est pas la même.»
Pharmalp met en avant l’application des Bonnes Pratiques de Fabrication (BPF) de l’industrie pharmaceutique pour ses produits, en particulier son best-seller, une spiruline qui a nécessité deux ans de recherche en laboratoire et permet une meilleure biodisponibilité du fer: «On est en train de sortir de l’herboriste des vallées, estime Philippe Meuwly, pour entrer dans une phase plus professionnalisée. Les plantes fournies par nos petits producteurs bio sont contrôlées et validées en impliquant les chercheurs des stations fédérales.»
Le cannabis, nouvel eldorado des médecines naturelles
La qualité de la matière première est également cruciale pour l’industrie du CBD, le cannabis non psychotrope, contenant moins de 1% de THC, qui a connu depuis début 2017 un essor marqué en Suisse. La société Blossom qui il y a un an encore réalisait 90% de son activité sur la fleur à usage récréatif, se focalise désormais sur les produits dérivés (huiles, gélules, baumes), qui représentent aujourd’hui 50 % de son chiffre. Les publications scientifiques sur les résultats de la plante dans le traitement des troubles du sommeil et maladies neurodégénératives s’ajoutent aux témoignages que compile Victor Mathys: «Blossom reçoit des commandes de partout dans le monde. Sportifs pour la récupération, soulager des arthrites ou rhumatismes, Parkinson ou fibromyalgies violentes, l’intérêt est là.»
Largement commercialisé par des shops spécialisés, le cannabis thérapeutique a fait récemment l’objet d’un contrôle accru de l’administration, comme le détaille Alexis Hirschhorn de Green Colibri, trois boutiques en Suisse romande: «Le CBD représente 70% de notre chiffre d’affaires, des cliniques et des médecins nous envoient régulièrement des patients. Depuis la visite du chimiste cantonal nous ne distribuons plus toute la gamme de produits dérivés. Certains sont considérés comme des denrées alimentaires, tout conseil de posologie ou même de mode d’administration nous est prohibé.» Une situation relativement compréhensible selon Simon Reboh, pharmacien à Sen’sù: «Le CBD ne peut pas être donné n’importe comment. Il nécessite une connaissance de la plante. Je prépare mes propres solutions de CBD et je conseille, c’est ma responsabilité. En tant que pharmacien, j’ai un laboratoire et une accréditation de l’OFSP.»
La plupart des pharmacies restent fermées au cannabis en raison de l’image controversée du cannabis auprès du grand public. Pour sa part, Victor Mathys de Blossom met en avant une forme de lobbying de l’industrie pharmaceutique, qui serait réticente à voir des produits concurrents, notamment du côté des antidépresseurs et de l’oncologie se développer. Il reste toutefois optimiste: «Deux médecins ont commandé nos produits pour les tester. Les choses vont bouger, car certains d’entre eux sont très ouverts aux nouvelles solutions thérapeutiques naturelles. Ils le font souvent à la demande grandissante de leurs patients.»
Un engouement mondial
Septante pour cent des Suisses ont déjà eu recours aux médecines complémentaires, et pas moins de 16 salons sont consacrées chaque année à la santé naturelle en Suisse romande. Le phénomène est mondial. Selon Global Market Insights, le marché des probiotiques représenterait 35 milliards en 2016, un chiffre certainement déjà désuet au vu des rythmes de croissance: le laboratoire Pileje par exemple, poids lourd du secteur, affichait il y a deux ans 82 millions de chiffre d’affaires contre plus de 150 millions aujourd’hui. Autre grande tendance, le cannabis médical qui pèse 4,7 milliards en 2017 sur le seul marché américain et pourrait dépasser les 13 milliards en 2025.