DIDIER BURKHALTER: «JAMAIS SANS MA FEMME»
Paris Match Suisse |

L’ex-président de la Confédération et sa femme forment un couple fusionnel. Ils ne font jamais rien sans l’autre. Quand il écrit un roman, c’est elle qui dessine la couverture…
Paris Match Suisse. Dans votre lettre de démission en 2014, vous avez exprimé le besoin «d’écrire une nouvelle page» après trente ans d’engagement politique.
Didier Burkhalter. En fait, je me suis levé tôt un dimanche matin et pris la décision sans en avoir parlé à personne. Au petit-déjeuner, ma femme a d’abord cru à une plaisanterie. Le mercredi, je l’annonçais aux présidents des Chambres fédérales lors d’une séance consacrée à un autre sujet. J’ai commencé en disant: «J’ai juste encore une petite chose à annoncer en préambule: j’ai décidé de quitter le Conseil fédéral dans quelques mois.» Si, dans ce cas-là, je n’ai pas demandé son avis à mon épouse, c’est que je voulais la préserver. Elle n’avait pas à porter ce poids sur ses épaules.
On l’a appris bien plus tard, vous avez été atteint d’une maladie grave, dont vous ne prononcez pas le nom.
Quand j’ai démissionné, je ne le savais pas encore, mais aujourd’hui je peux m’imaginer que le mal devait être là depuis un moment. Etre au Conseil fédéral, c’est un dépassement de soi permanent. Je travaillais jusqu’à une centaine d’heures par semaine avec les voyages. Il m’arrivait de lire des dossiers dans ma salle de bains et souvent à n’importe quelle heure de la nuit. J’ai toujours refusé d’habiter Berne et je travaillais beaucoup à Neuchâtel. Je partais à 6 ou 7 h du matin, mais me levais deux heures avant pour travailler et poursuivais mes lectures dans la voiture conduite par le chauffeur. Il y a certes un stress positif qui vous pousse jusqu’à l’extrême, mais il exige aussi beaucoup de force. Ma femme m’a souvent dit que je travaillais trop, mais je n’écoutais pas suffisamment. Ensuite être malade, c’est une école de vie. Cela permet de voir la vie et le temps avec un autre regard. C’est arrivé tellement brutalement. Je devais rencontrer des lecteurs au «Livre sur les quais», à Morges pour présenter mon nouveau roman «Mer porteuse». Le même week-end, j’étais sur la table d’opération.
Vous menez avec votre femme une vie de couple fusionnel. «Elle est ma raison de respirer», aviez-vous dit. Vous n’avez jamais de conflits?
Bien sûr, on ne peut rester ensemble trente-deux ans sans avoir de conflits. Quand on en a, il faut en discuter. Il est normal d’avoir des divergences. (réd.: Mme Burkhalter qui assiste forcément à l’interview acquiesce: «Personnellement, j’ai plutôt tendance à rester silencieuse.») Aujourd’hui à la retraite du Conseil fédéral, j’écris des livres. Ma femme pense que j’écris beaucoup. Je prends tout le temps des notes que je jette ensuite en désordre sur mon bureau. J’écris à n’importe quelle heure. J’ai rédigé mon premier livre «Enfance de terre» en quatorze jours. J’ai toujours aimé écrire, c’est mieux qu’un besoin, c’est une envie. J’ai été rédacteur économique à Genève et j’aurais voulu devenir reporter.
Votre femme est forcément votre première lectrice…
Non seulement, mais elle dessine aussi les couvertures. Quand j’écrivais «Là où lac et montagne se parlent », je suis allé voir ce qu’elle était en train de peindre. Elle n’avait pas encore lu le manuscrit, or elle avait dessiné exactement ce que j’étais en train d’écrire, comme si elle lisait dans mes pensées. Elle est mon âme sœur, mais ce n’est jamais gagné d’avance. Ce lien-là il faut toujours le mériter.
Comment vous êtes-vous rencontrés?
Nous suivions une école de langues en Angleterre. Elle venait d’Autriche et n’avait que 16 ans. Moi 23. Le premier jour, l’exercice voulait qu’on se décrive soi-même en un seul qualificatif. Elle voulait dire qu’elle était quelqu’un de très sportif, mais elle ne trouvait pas le mot. J’ai soufflé le mot: «cute» (jolie). Cela a commencé ainsi. Elle ne parlait pas un mot de français, mais elle a appris incroyablement vite. Avec les trois garçons qu’elle a eus très jeune, elle a tout de suite parlé français comme une langue de cœur.
Aux affaires étrangères, vous avez dû beaucoup voyager avec votre épouse?
Surtout en 2014 pendant mon année présidentielle. Je ne suis pas un pigeon voyageur. J’ai besoin de revenir au terroir. Pendant mon année de présidence, ce qui m’a le plus marqué, ce sont les rencontres avec la population et surtout les enfants dans les endroits de crise, notamment en Ukraine et dans la région de la crise syrienne. J’ai vu beaucoup de responsables politiques, et même l’empereur du Japon à l’occasion des 150 ans du traité d’amitié et de commerce entre nos deux pays. C’était une organisation au millimètre. Nous avions droit à vingt-neuf minutes, pas une de plus, avec une interprète recroquevillée sur elle-même, en tête à tête avec l’empereur et mon épouse avec l’impératrice, un peu à l’écart. D’autres souvenirs intenses ont été la visite d’Etat en Pologne et le voyage au Myanmar, où la Suisse avait ouvert sa première ambassade. Tout ce qui a concerné l’OSCE, dont la Suisse a assuré la présidence en 2014, m’a laissé un souvenir très fort. Notamment lors du conflit entre l’Ukraine et la Russie, qui m’a valu un long entretien au Kremlin avec Vladimir Poutine. Le rôle que peut exercer la Suisse lors de bons offices est un grand privilège. Mais il peut se réduire facilement, si la Suisse perd de sa crédibilité. Il faut préserver cette capacité de franchise reconnue mondialement.
